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La Constitution contribue-t-elle à faire de l’Union européenne une « contre-puissance » face aux Etats-Unis ?

Par Diana Johnstone
Dimanche 22 mai 2005 — Dernier ajout samedi 26 décembre 2020

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A la question : "Quel est le plus puissant des arguments en faveur du "oui" ?", François Bayrou répond : "Le monde est dominé par la puissance américaine, concurrencée par la puissance chinoise. Voulons-nous accepter la domination de ces empires, et leur modèle de société ? Ou voulons-nous compter, nous aussi, pour défendre nos valeurs ? (…) Tous les adversaires de l’idée européenne rêvent de nous voir voter non, les milieux néoconservateurs américains, les conservateurs britanniques antieuropéens, l’extrême droite européenne et l’extrême gauche, Le Pen et Besancenot".

Dominique Strauss-Kahn est encore plus clair : "On a besoin du traité constitutionnel européen pour contrer l’hégémonisme américain".

Sous une forme ou sous une autre, cet argument revient constamment dans les défenses et illustrations du "oui". L’idée sous-jacente est que cette constitution est la condition nécessaire (et peut-être même suffisante) pour que l’Union Européenne s’affirme comme une "contre-puissance" face aux Etats-Unis.

Je voudrais montrer que cet argument est faux dans ses présupposés et a fortiori dans ses conclusions. En même temps, je voudrais souligner ce qui me semble sincère dans cet argument, c’est-à -dire sa signification profonde dans l’esprit de presque toute la classe politique française. Car il ne s’agit pas ici d’un vulgaire mensonge mais plutôt de l’expression d’une grande confusion en ce qui concerne "l’idée européenne".

Tout d’abord, on peut identifier deux présupposés erronés : a) cette Constitution renforce l’UE en tant que contre-puissance, et par conséquent : b) les hégémonistes américains espèrent voir les Français voter "non". Ainsi le "oui" serait, en quelque sorte, une subtile déclaration d’indépendance de l’Europe par rapport à l’hégémonie d’outre-Atlantique.

Le premier présupposé est contredit par le texte même de cette Constitution. Car les "valeurs" exprimées font écho aux "valeurs" néolibérales qui sont actuellement celles de la superpuissance américaine. Pire encore, cette Constitution va beaucoup plus loin que celle des Etats-Unis dans cette direction. La Partie III reprend la politique néolibérale déjà présente dans les Traités depuis Maastricht, tout en la figeant dans une "Constitution" dont l’amendement exige l’unanimité. Contrairement aux Etats-Unis, qui gardent la possibilité de changer de politique économique de façon pragmatique, par exemple en stimulant la croissance par les déficits budgétaires, l’Union Européenne veut s’enfermer dans un carcan néolibéral dont le but principal déclaré - attirer les investissements productifs pour créer des emplois - ne cesse de s’éloigner.

La Constitution proposée lie l’Union Européenne à l’Otan - instrument de la domination états-unienne de l’Europe - et même à sa croisade du moment : la "lutte contre le terrorisme". Que pourrait donc espérer de plus Washington ? Que l’Europe et ses Etats membres soient totalement privés de toute possibilité de définir et de poursuivre une politique étrangère indépendante claire et efficace ! Et bien, cette constitution répond aussi à ce souhait, en obligeant tous les Etats à s’accorder sur une politique étrangère décidée à l’unanimité. La recette parfaite de l’impuissance. Sauf pour ceux qui, comme le Royaume-Uni, choisiraient de suivre les Etats-Unis coûte que coûte.

La leçon de la guerre

Certains prétendent que les Etats-Unis sont hostiles à la construction européenne. En réalité, depuis la deuxième guerre mondiale, les Etats-Unis ont constamment soutenu l’unification européenne telle qu’elle s’est développée, c’est à dire comme un grand marché économiquement ouvert et politiquement inoffensif. Economie forte et politique faible vont de pair (on pourrait établir un parallèle intéressant avec le bloc soviétique de l’après-guerre, où l’économie socialiste devait effacer les différences politiques, mais c’est un autre sujet). C’est l’idée selon laquelle, pour éviter de recommencer les guerres de 1914-18 et de 1939-45 qui avaient ruiné les grandes puissances capitalistes du continent, il fallait tout d’abord lier ensemble l’essentiel des industries allemandes et française pour qu’elles soient trop intimement imbriquées pour s’opposer l’une à l’autre. Cette unification économique entraînerait alors inévitablement l’unification politique allant dans le même sens d’une pacification. Pour garantir le tout, l’ange gardien d’outre-Atlantique lierait les forces militaires des anciens belligérants dans une seule alliance sous sa propre direction. Tout cela allait dans le même sens : celui d’un désamorçage de l’antagonisme du "couple" franco-allemand, supposé incapable de gérer ses propres contentieux sans finir dans la guerre et le génocide.

S’agit-il d’une exagération ? Pas vraiment. Cette vision d’une Europe dont l’irresponsabilité belliqueuse chronique exigerait un frein et une tutelle américaine est celle qui prévaut dans la représentation du continent par les médias et dans l’esprit d’un très grand nombre de dirigeants politiques aux Etats-Unis. S’ils ne le disent pas tout haut, ils le pensent tout bas. Par ailleurs, il est évident que la même pensée est loin d’être absente dans les médias et la classe politique du vieux continent.

Cette interprétation de l’incapacité des Européens de se comporter décemment sans encadrement américain se résume en un mot : "Auschwitz". C’est le mot-clé de l’hégémonie idéologique américaine en Europe, basée sur une mythologisation de la deuxième guerre mondiale réduite à la seule libération des Juifs de leurs bourreaux par les Anglo-Américains. Car, face à l’Europe génocidaire, les Etats-Unis apparaissent comme innocents, donc dignes d’assumer le leadership moral d’une Europe entachée à jamais d’un péché impardonnable. Comme d’ailleurs celui du monde entier. Les Atlantistes européens libéraux les plus sincères croient que ce double carcan - union européenne économique et politique, tutelle états-unienne pour ce qui concerne la sécurité - est le seul moyen de garantir la paix et la prospérité de leurs pays.

En ce qui concerne la paix, cela serait plus vraisemblable si les Etats-Unis avaient tiré la même leçon des deux guerres mondiales que la plupart des Allemands, des Français et des Italiens, qui, ayant souffert des destructions, des occupations étrangères et des défaites, ont voulu enfin renoncer à la guerre. Ceci vaut aussi pour les Russes qui, quoique vainqueurs, ont subi les plus grandes pertes matérielles et humaines.

Le problème est que, pour les Etats-Unis, la leçon n’est pas du tout la même. Dans la mythologie américaine (et même britannique) la deuxième guerre mondiale était la "bonne guerre" par laquelle le Bien a écrasé le Mal, au moyen de la puissance militaire des Etats-Unis, avec la bénédiction d’un Dieu interconfessionnel. Et ils sont prêts à recommencer.

Une dangereuse contradiction réside dans le fait que cette Europe pacifiée par ses propres excès guerriers se croit en sécurité en confiant la direction de ses affaires militaires, par le biais de l’Otan, à cette grande puissance d’origine européenne qui, elle, n’a pas du tout renoncé à la guerre. Ainsi, paradoxalement, cette Europe qui ne veut plus se faire la guerre à elle-même s’apprète, sans en avoir bien conscience, à être entraînée dans des guerres sans fin contre le reste du monde.

Ce n’est pas le seul résultat malheureux de la fixation sur les Etats-Unis de l’Europe occidentale de l’après 1945. Une vision idéalisée des Etats-Unis a dominé l’imaginaire européen depuis soixante ans. L’anti-américanisme minoritaire et occasionnel n’y change rien ; l’influence du cinéma, de la musique, du mode de vie américains est plus forte dans chaque pays européen que celle de ses propres voisins du continent. Les médias de chaque pays de l’UE donnent plus de place aux actualités des Etats-Unis qu’à celles des autres pays membres, tandis que l’anglais gagne du terrain pendant que l’étude des autres langues européennes périclite. Ainsi ce qui unit les Européens est moins une "culture européenne" (à construire) que les reflets de la culture américaine vue de loin.

Un mimétisme analogue affecte la construction européenne. Les Etats-Unis sont le modèle d’une fédération (ou confédération, selon les convictions) assez unie et prospère pour "peser dans le monde". C’est à ce point qu’émerge la principale ambiguïté de l’ambition déclarée des Atlantistes qui veulent renforcer l’Europe pour qu’elle soit, disent-ils, capable de faire face aux autres grandes puissances, et notamment aux Etats-Unis.

Le Condominium Impérial

Que veulent exprimer ceux qui déclarent que le principal argument en faveur du "oui" serait de permettre à l’Europe de tenir tête à la superpuissance américaine ? Si l’on se rapporte aux textes - notamment l’Article I-41 qui lie la politique de défense à l’Otan - cette déclaration pourrait être évacuée comme une simple contre-vérité. Pourtant, il est peut-être plus utile d’accepter que la plupart de ceux qui le disent ne mentent pas mais ont une idée particulière en tête, et de tenter de comprendre le fondement de cette idée.

En effet, il me semble que les Atlantistes qui défendent la Constitution pour renforcer l’UE face aux USA imaginent une vraie rivalité entre les deux, mais une rivalité à l’intérieur d’un même système socio-économique et géostratégique : un système que j’appelle le Condominium Impérial (CI, également connu sous le nom de "Communauté Internationale"). Ce CI représenterait une solution au problème posé par les guerres entre puissances impérialistes qui ont mené au désastre de 1914-18. Il s’agit d’unir ces puissances impérialistes sous l’hégémonie des Etats-Unis pour promouvoir les mêmes "valeurs et intérêts" partout dans le monde.

Ces "valeurs" sont les "droits de l’homme" qui se sont développés relativement récemment dans les pays riches. Il s’agit en général davantage de libertés de comportement que de droits aux nécessités de la vie (nourriture, logement, santé, travail, éducation). Ces droits essentiellement individuels sont compatibles avec les sociétés libérales avancées où le niveau de vie élevé permet de dépasser la "guerre de tous contre tous" pour la survie. En soi, ils sont indiscutablement désirables pour le bonheur humain. Le problème survient quand la référence à ces droits sert à renforcer la bonne conscience des riches lorsqu’ils veulent s’ingérer dans les affaires des moins fortunés.

Dans le système capitaliste avancé, les intérêts sont semblables dans le sens où "la liberté" y est centrale, mais précisément, il s’agit avant tout de la liberté du capital financier d’investir partout, et ainsi de déterminer la forme matérielle et sociale des sociétés. Ce système étant, par nature, compétitif, il est inévitable que la compétition existe à l’intérieur, entre les unités qui le composent. L’"indépendance" que prônent les Atlantistes n’est rien d’autre au fond que le niveau d’efficacité compétitive que doit posséder l’Europe pour poursuivre cette concurrence avec les Etats-Unis tout en y restant intimement liée. Il ne s’agit en aucun cas de poursuivre une politique - qu’elle soit économique ou géopolitique — fondamentalement différente de celle des USA.

Cette rivalité à l’intérieur existe déjà , mais nos dirigeants en parlent très peu ou de façon presque codée devant leur public. Ainsi on poursuit des politiques dont le vrai motif, le bien fondé et les résultats ne sont pas publiquement évalués et débattus.

Prenons un exemple : les élargissements hâtifs de l’UE vers les pays de l’Est appartiennent à cette politique de rivalité avec les Etats-Unis qui ne dit pas son nom. Les pro-européens n’ont cessé d’observer qu’il aurait fallu d’abord "approfondir" l’UE avant de l’élargir. Cela relève du bon sens : on peut tout gâcher en allant trop vite. On a déjà vu les dégâts causés à l’Allemagne par sa réunification hâtive, mais on peut la considérer comme un cas à part. Pour les Pays baltes, et maintenant pour la Roumanie et la Bulgarie (et peut-être demain pour l’Ukraine et la Georgie), cette fuite en avant suit une logique différente. On pourrait imaginer qu’il s’agit de rivalité avec la Russie. Certains de ces pays (notamment les Pays baltes) semblent se croire en permanence menacés par la Russie, malgré son retrait volontaire et paisible. Mais les dirigeants occidentaux savent bien que la Russie n’est pas une menace. En réalité, l’élargissement de l’UE vers l’Est répond beaucoup plus aux besoins de la rivalité avec les Etats-Unis, dont l’influence dans ces pays est déjà prédominante et qui se renforce avec l’extention de l’Otan. L’élargissement vers la Turquie suivrait une logique similaire.

L’ironie de l’histoire est que l’UE se trouve ainsi entraînée dans une course à l’influence avec les Etats-Unis alors même qu’elle (à travers la Constitution) entend réaffirmer son attachement à une alliance atlantique totalement dominée par Washington. L’élargissement vers les pays de l’Est peut, certes, contribuer à y renforcer l’influence des pays de l’Europe occidentale, mais au prix d’un affaiblissement de l’indépendance de l’Europe par rapport aux Etats-Unis.

On observe un phénomène semblable avec le rôle actif (bien que secondaire) joué par l’UE dans les "révolutions" orange et autres, totalement téléguidées et généreusement financées depuis Washington.

Ces "révolutions" visent clairement à soumettre les économies de ces pays au capital étranger par l’intermédiaire de dirigeants plus fidèles aux Etats-Unis (où la plupart d’entre-eux ont reçu leur formation) qu’à leur propre peuple. Tout cela - avec la provocation constante de la Russie que cela implique - est-il véritablement dans l’intérêt de l’UE et de ses peuples ? On pourrait au moins se poser la question. Mais, sur ces questions, le débat public n’existe pas.

La "leçon des Balkans"

La confusion qui règne dans la définition d’une politique européenne "d’indépendance" atteint son apogée avec la supposée "leçon des Balkans". Le cliché dominant est bien exprimé par Henri de Bresson dans Le Monde, lorsqu’il écrit à propos de la politique étrangère et de sécurité contenue dans la Constitution : "Tirant la leçon des guerres des Balkans, qu’ils n’ont pu empêcher et auxquelles ils n’ont pu mettre fin qu’avec l’intervention des Etats-Unis, les Européens se dotent d’un instrument qui donne une crédibilité nouvelle à leur action extérieure. C’est un grand pas".

Absolument tout, dans cette analyse, est erroné. Je n’insiste plus sur le fait que l’attachement à l’Otan vicie dès le départ cet "instrument qui donne une crédibilité nouvelle à leur action extérieure". L’erreur est à la fois plus profonde et très révélatrice.

Tout d’abord, ce n’est pas, comme on se plaît à répéter, la faiblesse militaire de l’Europe qui est responsable de son échec dans les Balkans. C’est sa faiblesse politique. L’UE n’a jamais bien analysé ni bien compris les causes du drame yougoslave. Elle n’a jamais développé - comme elle aurait pu et dû le faire - un programme clair envers toute la Yougoslavie pour éviter les guerres de sécession. Et une fois le pire advenu, elle a été incapable d’élaborer une politique susceptible d’apporter la paix - qui aurait contrecarré les efforts sournois de Washington pour éviter toute paix autre qu’américaine (voir à ce sujet les mémoires de David Owen).

Cette faiblesse était liée au manque d’unité entre les Etats membres de l’UE - mais plus encore à la volonté de cacher cette absence d’unité en donnant l’apparence d’une unité qui n’existait pas ! Ainsi la position de l’Allemagne en faveur des sécessions non négociées - une position qui rendait la guerre civile inévitable - était rejetée au début, et à juste titre, par tous les autres Etats membres de l’UE, surtout par la France, le Royaume-Uni, et même par des diplomates allemands en place à Belgrade. Mais précisément en raison de la proximité de la signature du traité de Maastricht, et parce qu’il n’était pas opportun de révéler au monde ses divisions, le bon sens de cette majorité a capitulé devant l’acharnement du gouvernement allemand à casser son vieil ennemi, la Yougoslavie, au profit de l’indépendance de ses vieux clients, la Croatie et la Slovénie. Et par la suite, tous les dirigeants - notamment français - qui avaient eu raison, se sont efforcés de justifier une décision tragiquement erronée.

Et ce n’est pas tout. On s’est aussi efforcé de cacher au public les rivalités sourdes entre puissances - surtout entre les Etats-Unis et l’Allemagne - pour attirer les divers sécessionnistes dans leur sphère d’influence. Dans une grande manifestation d’unité occidentale largement fictive, l’Otan a dévasté en 1999 ce qui restait de la Yougoslavie. A ce jour, rien n’est vraiment réglé, mais on n’en parle plus. C’est une situation classique : les Puissants règlent leurs rivalités en faisant payer la note aux faibles.

Cet exemple devrait faire réfléchir. Au lieu de cela, il est mythifié et travesti pour justifier une politique militaire qui permettra sans doute "d’agir", mais avec aussi peu de principes, de sérieux intellectuel et de vision de l’avenir que l’Europe au moment de la crise yougoslave. Une force militaire sans cerveau, n’est-ce pas justement ce qu’on reproche à l’administration Bush ? Une puissance militaire, donc, mais pour quoi faire ? Pour suivre qui ?

A ces questions cruciales, la Constitution et ses partisans n’offrent aucune réponse claire. Si ce n’est, comme disait ce très grand humoriste qu’était le Général de Gaulle, de crier "l’Europe ! L’Europe ! ».

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