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10es rencontres internationalistes de Vénissieux

Le « sentiment antifrançais » au Sahel, exemple de contestation populaire de l’hégémonie occidentale

Intervention de Félix Atchadé, responsable national Afrique du PCF
Dimanche 18 décembre 2022

Merci de l’invitation, Son Excellence Otto VAILLANT FRIAS Ambassadeur Extraordinaire et Plénipotentiaire de Cuba en France Madame la maire de Vénissieux Chers Marie-Christine et Pierre-Alain

Permettez-moi avant de commencer mon propos, de vous apporter les salutations fraternelles de notre Secrétaire national Fabien Roussel et de la responsable des relations internationales au sein de l’exécutif Lydia Samarbakhsh et de Dominique Josse avec qui je coanime le Collectif Afrique du parti.

Mon intervention va s’articuler en cinq points. Il s’agit d’une esquisse de panorama de l’Afrique contemporaine. L’exposé ne prétend pas à l’exhaustivité ni d’épuiser les thèmes abordés ici.

S2 Atchadé complet

1. Le contexte économique et social

Depuis le milieu des années 80, la plupart des pays d’Afrique subsaharienne sont sous la coupe réglé des institutions de Bretton Woods (Banque mondiale, Fonds monétaire international). Elles imposent des politiques néo-libérales inspirées du Consensus de Washington [1].

Que ces politiques aient pour nom Ajustement structurel, stratégie de croissance accélérée, initiative PPTE (Pays pauvres très endettés), Document stratégique de réduction contre la pauvreté (DSRP) elles ont en commun d’être fondées sur le postulat que les forces du marché sont les mieux à même de favoriser la croissance économique qui elle-même est confondue avec le développement. Le postulat de cette théorie est que la croissance économique est favorable à la création d’emploi et au développement humain compris comme réducteur de la pauvreté. Pour ce faire, il faut libéraliser le commerce, déréguler le secteur financier, réduire la sphère d’intervention de l’État [2]

Au cours de la première décennie du siècle, les taux de croissance enregistrés ont été de l’ordre de 5 à 6%. Cette croissance a permis aux pays d’Afrique subsaharienne de surmonter dans d’assez bonnes conditions les conséquences de la grave crise financière mondiale de 2008-2009 et le retournement de conjoncture dans l’économie mondiale. Cette croissance annuelle robuste de près de 5 % en Afrique devrait se poursuivre, ce qui ferait du continent l’une des régions du monde où la croissance est la plus rapide [3].

Pour la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (CEA) ce cycle de croissance peut être expliqué par des considérations géopolitiques, socio-économiques et technologiques. Ainsi les changements dans l’environnement international avec la fin de la guerre froide et du régime d’apartheid en Afrique du sud ont eu pour conséquence la mise à bas de régimes autoritaires et dictatoriaux et l’ouverture, variable selon les pays, du jeu et de la compétition politiques. De même une baisse significative des conflits violents a été observée. Entre 2002 et 2011, la part de l’Afrique dans les conflits violents du monde entier a chuté de 55 à 24 pour cent [4].

En particulier, en Afrique de l’Ouest et dans la région des Grands Lacs, devenues plus pacifique. D’autres facteurs comme la révolution technologique illustrée par une augmentation de l’utilisation des téléphones mobiles a rendu plus facile pour les gens leur participation à la vie sociale et politique, en particulier dans les villages reculés. Ces appareils ont également eu de grandes répercussions sur la vie économique des populations, par exemple, en augmentant l’efficacité d’épargne et de dépense de l’argent et en facilitant la commercialisation des récoltes par les agriculteurs. L’amélioration significative des indicateurs sociaux a été observée.

Les taux de mortalité liée au paludisme et les taux de mortalité infantile et juvénile, ont chuté. Les taux d’immunisation et de vaccination se sont améliorés. Les gens sont de plus en plus instruits : entre 2000 et 2008, le taux de scolarisation en secondaire a augmenté de près de 50 pour cent. Il est évident que des personnes plus instruites et profitant d’une durée de vie plus grande, génèrent plus de croissance.

Mais cette croissance ne bénéficie pas à tout le monde et est loin d’avoir fait reculer la pauvreté. Elle n’est pas suffisamment forte pour absorber les millions de jeunes qui grossissent chaque année les rangs des demandeurs d’emploi. La majorité des Africains restent empêtrés dans la pauvreté. En termes absolus, le nombre de pauvres dans la région est passé de 297 millions en 1990, à 390 millions en 2013 [5].

Plus grave, ces politiques néolibérales ont raréfié l’emploi décent sur le continent. L’essentiel des emplois créés relèvent du secteur informel [6].

Pourtant, ce phénomène qui présente l’Afrique comme le nouveau pôle émergeant de l’économie mondiale n’est pas universel. La majorité des pays africains ont à peine diversifié leur économie, dont la base reste étroite et fortement dépendante des produits de base, ou modifié de façon appréciable leur structure socio-économique. L’investissement étranger et intérieur a certes beaucoup augmenté, la demande intérieure a progressé sous l’impulsion des classes moyennes au cours des 10 dernières années, mais la croissance en Afrique demeure tributaire de facteurs extérieurs. La période de haute conjoncture pour les produits de base, qui a changé complètement la perception des investisseurs, n’a pas encore produit des retombées à l’échelle de l’ensemble de l’économie d’un pays, d’une région ou du continent. De 2000 à 2011, la part de la population en Afrique subsaharienne a été réduite de 77,5 % à 69,5 %. Si l’on prend une période plus longue, ce chiffre n’a présenté presque pas d’amélioration ; en 1981 (premières données disponibles) il a enregistré 72 ,2 % [7].

La récession économique et l’effondrement des finances publiques

En Afrique subsaharienne, si la pandémie à COVID-19 n’a pas eu un impact épidémiologique comparable à celui qu’a connu l’Europe ou de l’Amérique du Nord, ses conséquences économiques sont catastrophiques. Selon les estimations de la Banque mondiale, l’activité économique s’est contractée (-2,6 % en 2020). La pandémie a plongé la région dans sa première récession depuis plus de 30 ans. Le PIB par tête a connu une baisse plus marquée en raison de la croissance de démographique (- 4,7 %) [8]. La pauvreté, mesurée par le seuil international de pauvreté, a augmenté en 2020 pour la première fois depuis 1998. On compte 26 à 40 millions de personnes pauvres supplémentaires. La Banque mondiale rapporte que « les femmes et les jeunes ont souffert de façon disproportionnée du manque d’occasions et d’un accès inégal aux filets sociaux de sécurité. » [9]. Des millions d’emplois ont été détruits dans le secteur informel qui occupe plus de 80 % des actifs dans la majorité des pays.

Pour la première fois au XXIe siècle, la croissance passe dans le rouge

Il y a eu trois causes à cette récession. La première est la chute du cours des matières premières extractives qui procurent à plus de la moitié des pays de la région une bonne part de leurs recettes d’exportations et budgétaires. Durant l’année 2020, le cours de l’or noir a atteint à la baisse un niveau inégalé depuis 2004. Dans le sillage l’effondrement des cours du pétrole, ceux de certains métaux comme (aluminium, étain, zinc et plomb) ont connu le même sort. À la baisse des cours de ces ressources minérales, il faut associer la diminution des volumes exportés en rapport avec la baisse de la demande mondiale. La deuxième cause est liée aux restrictions à la circulation des biens et des personnes (fermeture des frontières) pour éviter la propagation du virus qui a entraîné des conséquences importantes sur les recettes en devises et sur l’approvisionnement des pays. Le tourisme et le transport ont été les secteurs les plus touchés par la suspension des vols à destination de l’Afrique. Il est à noter également que la diminution des transferts des migrants (-20 %) qui représentent 4 % du PIB du continent a entraîné des répercussions sur les recettes en devises. Les mesures de confinement prises dans certains pays notamment en Afrique du Sud ont eu un fort impact sur l’activité économique. Dans le reste de région, les mesures telles que la fermeture des écoles, de couvre-feux et d’interdictions de rassemblements qui ont été prises ont eu un impact important sur l’activité productive et portée de rude coup au secteur de l’économie dite informelle. En l’absence de mécanisme de sécurité sociale dans beaucoup de pays la consommation des ménages a fortement baissé.

Baisses des recettes, augmentation des dépenses et crise de la dette

Les mesures prises pour lutter contre la propagation du virus (confinements, couvre-feux, interdictions de rassemblements, etc.) ont contraint les États, notamment les plus riches, à augmenter la dépense publique en accordant des aides aux entreprises et en soutenant la consommation des ménages. Les mesures budgétaires découlant de ces initiatives ont représenté 2,5 % du PIB de la région [10]. Mais la majorité des pays subsahariens, comme on pouvait s’y attendre, a rencontré des difficultés à mettre en place ces politiques contracycliques. À l’augmentation des dépenses publiques qui a touché tous les pays s’est ajouté une diminution des drastiques des recettes budgétaires conséquence de la baisse de l’activité. Dans le même temps, le continent a connu d’importantes sorties de capitaux (4 milliards de dollars). Face aux difficultés induites par la pandémie, les ministres des Finances et les banques centrales du G20 ont décidé le 15 avril 2020 de suspendre le remboursement de la dette de 76 pays à travers le monde, dont 40 en Afrique. La Chine a pris des mesures similaires pour soulager les finances publiques des pays africains. La pandémie à COVID-19 a apporté une preuve supplémentaire des inégalités mondiales des termes de l’échange, les bases de productions et d’exportations trop étroites, la vulnérabilité aux chocs exogènes (y compris aux fluctuations des flux de capitaux) des pays africains.

2. Toute crise a un effet d’aubaine pour l’autoritarisme

L’autoritarisme n’a pas attendu la pandémie de COVID-19 pour éclore et se disséminer dans le continent. Depuis plus d’une décennie, la promesse de « renouveau démocratique » des Conférences nationales [11] du début des années 1990 est un lointain souvenir. Dans bon nombre de pays, les satrapes ont le vent en poupe. Ils ont pour eux la force, l’instrumentalisation du droit et de la justice et la protection diplomatique au nom de la « lutte contre le terrorisme ». La pandémie a été l’occasion de tours de vis supplémentaires dans les restrictions des libertés individuelles et privées. À de rares exceptions près, les autorités des pays africains ont été extrêmement réactives dès que la pandémie a été déclarée en Europe. De l’Afrique du Sud au Rwanda en passant par le Kenya, l’Ouganda, le Sénégal ou encore le Nigeria, qui a ordonné le confinement des populations d’Abuja et Lagos soient plus de 15 millions, dès le 30 mars 2020. Ces mesures ont consisté à la fermeture des écoles, la restriction de circulation des populations et la limitation des heures d’ouverture des bars et des restaurants voire leurs fermetures. Le concept français « d’état d’urgence sanitaire », notamment les deux premiers termes qui le composent, a eu beaucoup de succès auprès de nombreux gouvernants. En Côte d’Ivoire, le président Alassane Ouattara en même temps qu’il libérait des prisonniers de droit commun pour désengorger les lieux de détention recherchait avec zèle le moindre prétexte pour y envoyer les dirigeants des partis d’opposition. Dans le silence assourdissant de la « communauté internationale », il s’est octroyé un troisième mandat illégal et illégitime à l’issue d’un processus électoral marqué par une répression meurtrière (85 morts et 484 blessés) [12]. Ignorant les appels de ses opposants et de larges pans de la société civile à s’en tenir aux dispositions constitutionnelles, le chef de l’État ivoirien a instrumentalisé l’institution judiciaire pour atteindre ses objectifs politiques. Il a poussé son avantage en suscitant des caricatures de procès de Moscou pour éliminer de la course à la présidentielle ses adversaires et contraindre en sus certains d’entre eux à l’exil.

Au Sénégal, le président Macky Sall qui constitutionnellement a de très larges pouvoirs a fait adopter une loi d’habilitation qui a mis en congé l’Assemblée nationale. Il s’est donné les pleins pouvoirs qu’il a de fait puisqu’au parlement les membres de la majorité disent qu’ils « sont des députés du président de la République ». En Guinée, le président Alpha Condé a d’abord fait comme si la maladie n’existait pas. Le temps de faire adopter par référendum une nouvelle constitution lui permettant de briguer un troisième mandat, la lutte contre la pandémie devint ensuite une priorité nationale. Au nom des impératifs de santé publique, les manifestations de protestations de l’opposition étaient interdites et réprimées. En Ouganda, le gouvernement a pris dès le mois de mars 2020 des mesures proactives pour juguler la propagation du virus dans le pays. Mais au cours de la campagne électorale pour les scrutins présidentiel et législatif du 14 janvier 2021, le parti au pouvoir s’est affranchi de toutes les mesures édictées pour lutter contre la maladie. Alors qu’il s’octroyait toutes les libertés avec les règles, les forces de l’ordre prenaient prétexte de la non-observation des mesures barrières pour disperser les rassemblements de l’opposition qui, en prévention des mesures arbitraires, s’évertuait à respecter scrupuleusement les protocoles mis en place.

3. Le « sentiment antifrançais » au Sahel, exemple de contestation populaire de l’hégémonie occidentale

Il y a de la part d’une partie des populations sahéliennes une défiance de plus en plus forte vis-à-vis de la présence militaire française, notamment de la Force Barkhane, perçue comme une force d’occupation. Ce phénomène réactualise l’épisode colonial sous de nouvelles modalités. Les rues de Bamako, Ouagadougou, Niamey et autres bruissent de récriminations, les réseaux sociaux et les débats médiatiques et aussi académiques rivalisent de mots durs pour caractériser la présence française et la « guerre au terrorisme ». Les gouvernements en place sont dans un même élan sont décrit comme incompétents, corrompus, antipatriotiques et simples marionnettes aux mains des Français. Sur le plan économique, cette « francophobie » trouve son expression dans la remise en cause des stratégies monopolistes d’entreprises comme le groupe Bolloré et dans la critique du franc perçu comme entravant le développement.

Ces mouvements de protestation et ces critiques provoquent parfois des réactions ubuesques, comme les mesures de rétorsion décidée par la diplomatie française [13] contre le chanteur Salif Keïta, après sa critique de la présence de Barkhane dans une vidéo devenue virale sur YouTube. On ne compte plus les passes d’armes sur les réseaux sociaux entre diplomates français et figures médiatiques, artistiques et intellectuelles sahéliennes contestataires. D’autres fois, la réponse à cette remise en cause prend des aspects dramatiques, comme début 2020 au Niger, avec la répression meurtrière des manifestations demandant le départ des troupes françaises. Quant au coup d’État qui a déposé le président malien Ibrahim Boubacar Keïta, en août 2020, il est parti d’une forte contestation populaire de son action gouvernementale, jugée comme étant inféodée aux puissances étrangères, dont la France. Cette dénonciation tous azimuts de la présence de Barkhane a amené le président français Emmanuel Macron à convoquer pour un sommet à Pau, en janvier 2020, les chefs d’État du Sahel. Il exigea d’eux qu’ils réaffirment publiquement auprès de leur opinion publique leur soutien à la présence militaire française sur leurs territoires, sous peine d’un retrait français. Les dirigeants ainsi sermonnés s’exécutèrent et le Sommet de Pau déboucha sur… l’augmentation des effectifs militaires français dans le Sahel (600 hommes supplémentaires).

La contestation de la présence militaire française au Sahel prospère sur un terreau ancien. Contrairement à l’idée que les gouvernants français et certains analystes pressés véhiculent, les Français ne sont point détestés en Afrique francophone. Les ressorts de la critique visant la France sont d’ordre politique et économique et renvoient à la « Françafrique » et « l’État franco-africain », perçus comme garants d’un ordre mondial inique, antidémocratique et perpétuant une domination d’un autre âge. Elle n’est pas spécifique aux pays du Sahel et connait des flambées régulières et des périodes d’exacerbation, comme en Côte d’Ivoire pendant la crise de 2002-2011, où le positionnement français était perçu comme une volonté de s’opposer à la politique de Laurent Gbagbo visant à opérer une rupture avec l’ordre néocolonial [14]. Au Togo, la contestation de la dictature des Gnassingbé père et fils au pouvoir depuis 1967 se nourrit de cette « francophobie ». Au Cameroun [15], elle a une histoire qui prend source dans l’atroce guerre que la France a menée dans les années 1950 contre l’Union des populations du Cameroun, un parti politique qui militait pour l’indépendance. Cette critique est latente dans toute l’Afrique francophone. Elle prend parfois des bifurcations ironiques d’un point de vue historique comme quand un concurrent ou ennemi supposé de la France est perçu avec sympathie. En témoigne la perception positive du retour russe en Afrique, avec la République centrafricaine comme tête de pont. Le sentiment francophobe se trouve par ailleurs parfois instrumentalisé par les alliés les plus fidèles de Paris pour faire pression sur les autorités françaises, quand ils cherchent à obtenir par exemple un soutien financier (c’est ce qui explique les critiques violentes du franc CFA formulées par le président du Tchad Idriss Deby en 2015) [16].

4. L’Afrique n’est plus la chasse gardée des pays occidentaux

Le vote est également l’expression des changements géostratégiques et économiques en Afrique. Les pays occidentaux ne sont plus les seules puissances étrangères sur le continent. Des pays tels que la Chine, l’Inde, le Brésil, la Turquie et la Russie sont devenus des acteurs à même d’influencer les positions des États africains dans les relations internationales. La Chine est devenue le principal partenaire commercial de l’Afrique, les échanges avec le continent ont été multipliés par 40 au cours des 20 dernières années. La Chine est également le plus grand créancier de l’Afrique, dont elle détient 20 pour cent de la dette. Les pays africains ont emprunté environ 143 milliards de dollars à la Chine sous la forme d’emprunts d’État et de prêts commerciaux entre 2006 et 2017 [17]. En moins de deux décennies, la Chine est devenue pour l’Afrique, son premier marché d’exportation et le pays le plus présent dans la construction d’infrastructures. De 10 milliards de dollars en 2000, le volume du commerce bilatéral a dépassé 200 milliards de dollars en 2018 selon le ministère chinois du Commerce. Cette « coopération entre pays en développement », selon l’expression consacrée, est fondée sur le respect mutuel et décrite comme une « relation gagnant-gagnant ». La présence chinoise en Afrique, qui a progressé selon une logique de coopération économique et sociale depuis les années 1990, connait depuis une décennie un virage, encore léger, avec une implication de plus en plus importante dans les affaires de sécurité du continent. Dans ses relations avec la Chine s’interdit officiellement de poser des conditions politiques à ses partenaires. Sa seule exigence est qu’ils renoncent à reconnaitre Taïwan. Cette condition n’a pas empêché la Chine d’avoir davantage de partenaires en Afrique. Alors qu’en 1995, treize pays africains avaient des relations diplomatiques avec Taïwan, il n’y a plus que l’Eswatini dans cette situation.

La Turquie a annoncé dès 2005 « l’ouverture à l’Afrique ». En 2008, elle organise son premier sommet Turquie‑Afrique en mobilisant l’ensemble de ses institutions et acteurs politiques et religieux. La Turquie joue un rôle de premier plan dans la confrontation, en Libye depuis la chute de Mouammar Kadhafi. Sur le plan économique, en moins d’une décennie, une vaste offensive diplomatique a permis aux sociétés turques de réaliser plus de 1 150 projets d’une valeur de 65 milliards de dollars et la Turquie est passée de 12 ambassades en 2009 à 41 en 2019. Parallèlement, ses exportations vers l’Afrique s’élèvent à 16 milliards de dollars en 2020. Mais, là aussi, les investissements turcs s’inscrivent dans une guerre d’influence géopolitique qui l’oppose aux autres États sunnites du Moyen‑Orient (Arabie saoudite, Égypte, EAU), notamment sur la mer Rouge. La diplomatie turque sur le continent est ainsi dans une nouvelle dynamique de repositionnement, oscillant entre religion et raisons géopolitiques, en concurrence avec les puissances occidentales [18].

En août 2018 à Accra, l’ancien président ghanéen Jerry Rawlings (1943-2020) rapportait, à une délégation comprenant l’auteur de ces lignes, une conversation qu’il avait eue avec l’ancien président tanzanien Julius Nyerere (1922-1999) quelques semaines après l’effondrement de l’URSS. Celui que feu Jerry Rawlings avait décrit comme un « éternel optimiste » lui avait exprimé son espoir que la victoire acquise, le bloc de l’Ouest répande dans un monde devenu unipolaire ce qui a de meilleur en lui. Il espérait que ce serait un volontarisme à toute épreuve pour un monde de paix, de progrès et prospérité. Hélas, trente ans plus tard le constat est accablant, aucune des promesses faites à l’époque n’a été tenue et la paix n’a jamais été autant menacé chez ceux qui croyaient que dans leurs espaces de vie elle est devenue perpétuelle. Un monde traversé d’inégalités qui n’ont cessé de se creuser à la faveur d’une mondialisation néolibérale fondée sur des politiques de dérégulation, de démantèlement de l’État-providence source de chaos social et terreau de l’aventurisme. Les « surprises » du vote à l’AG de l’ONU sont les expressions de la contestation de l’hégémonie occidentale, des changements géostratégiques en Afrique, de la pression des opinions publiques sur les gouvernants.

5. La crise sahélienne

Depuis 2011, le Sahel s’enfonce dans la crise, l’intervention de l’OTAN contre la Lybie a libéré des forces déstabilisatrices et livré la région à des entrepreneurs de violence.

Le Burkina Faso, le Niger, le Mali, la Mauritanie et le Tchad sont touchées par une crise résultant d’actes de terrorisme djihadistes, de conflits intercommunautaires liés à l’identité ou aux ressources ainsi que des opérations de répression des forces de défense et de sécurité. Cette crise a pour toile de fond les trafics (armes, drogues) et le grand banditisme.

Du fait de la crise, 13 millions de personnes ont un besoin urgent d’assistance afin d’assurer leurs besoins de base (nourriture, eau, logement, santé et éducation). Depuis 2020, plus d’un million de personnes sont déplacées à l’intérieur du Burkina Faso. Plus de 4000 établissements scolaires ont dû fermé leurs portes.

Cela se produit alors qu’on assiste à un empilement des initiatives militaire, un véritable « embouteillage sécuritaire » : interventions nationales, opérations françaises « Sabre » et « Barkhane », force du G5-Sahel, forces spéciales américaines et MINUSMA. Les raisons de la présence françaises sont largement questionnées alors que des considérations géopolitiques, économiques, énergétiques et de prestige semblent déterminer la présence française en Afrique.

En 2020, 1170 ont été observés au Sahel par le Centre d’études stratégiques de l’Afrique, une augmentation de 44% par rapport à l’année passée. Depuis 2015, deux groupes islamistes sont responsables de la quasi-totalité de ces violences : l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS) et le Front de Libération du Macina (FLM) qui fait partie d’une coalition plus vaste, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), ayant des liens avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQM).

Les raisons profondes de la crise : facteurs géo-climatiques, économiques et démographiques

Le climat semi-aride et désertique des pays sahéliens est marqué par l’incertitude vis-à vis-de ressources hydrographiques en diminution, la pauvreté des sols et la désertification (90% du lac Tchad). Les populations, dépendant majoritairement de l’agriculture, sont vulnérables aux variations climatiques ce qui fait de la répartition des ressources agricoles (eau et terres fertiles) un facteur de conflit sociaux (entre sédentaires et éleveurs par exemple).

L’enclavement des pays Sahéliens freine leur développement économique et renforce le poids de couteuses importations. Les réformes néolibérales qui ont contribué à l’effondrement des politiques publiques n’arrangent pas cette situation. Les investissements, insuffisants, sont inégalement répartis entre les régions. Les pays sahéliens ont toujours des économies de rente, basées sur l’exportation de ressources naturelles (coton, uranium ou or), qui engendrent de la corruption et dont les populations pauvres ne profitent pas.

Une grande partie des jeunes, la majorité de la population, est désœuvrée ou sous-employée, l’école et l’université ne peuvent plus remplir leurs missions du fait des politiques néolibérales. La forte croissance de la démographie du Sahel, passée de 10 à 90 millions de personne entre 1950 et 2020, n’améliore pas la situation du chômage.

La faiblesse des institutions

La faiblesse des institutions héritées de la période coloniale est un problème persistant pour les Etats du Sahel : l’Etat-nation, basé sur le principe de souveraineté, a du mal à prendre corps. Dotés d’une faible légitimité, ils apparaissent comme une interface entre leur territoire et le reste du monde. Leurs ressources fiscales dépendent des revenus douaniers et leur sécurité est assurée par des interventions extérieures, dans la continuité de l’époque coloniale.

Leur pouvoir se manifeste par la coercition plutôt que par une autorité exercée quotidiennement. Pour un acteur de premier plan de la société civile burkinabé : « L’élections n’est représentative de rien. […] Elle ne sert, grâce à la corruption, qu’à donner une respectabilité à des bandes de voyous qui n’ont pour unique projet que de s’assurer des prébendes dans un système qu’ils ne veulent point changer ». L’incapacité des Etats à assurer les services publics, notamment à cause des politiques néolibérales, a ouvert une brèche où s’infiltrent les réseaux islamistes ou criminels qui profitent de la faiblesse des institutions.

Les conflits sociaux

De nature identitaire, tribale, agraire, etc., ils ont refait surface à mesure que s’estompait l’espoir de leur dépassement dans le cadre de l’Etat nation. Les phénomènes d’exclusion ethno-raciales, à la base des Etats sahéliens, marginalisent certaines ethnies dans la répartition des ressources, du pouvoir ou des investissements publics. L’absence de l’Etat dans de certaines régions est un motif courant de recours aux armes. Ces conflits facilitent les ingérences extérieures d’Etats ou de groupes armés opportunistes qui sapent l’administration des autorités locales.

Celles-ci peinent à intégrer ces enjeux sociaux ou identitaire à leur vision de la crise. Comme le fait remarquer une personne interrogée : « Cet engagement [djihadiste] offre à de nombreux jeunes […] un accomplissement social qu’ils n’auraient pas eu s’ils s’en étaient abstenu. […] Les qualifications se référant au registre religieux […] ou psychiatrique […] ne font que rendre illisibles nos représentations politiques du phénomène. » On le voit, les discours adoptés sur la crise impactent la perception de ses causes, ceux qui dominent occultent souvent les conflits sociaux évoqués ici.

L’impact de la guerre en Lybie

Lancée en 2011 par l’OTAN à l’initiative du président Sarkozy, elle a eu un effet déstabilisateur en stoppant des flux financiers, informels et officiels, vers le Sahel. La Lybie est également devenue un lieu d’armement et d’entraînement pour de nombreux groupes armés.

[1Philippe Hugon, 2012. Géopolitique de l’Afrique : Prépas. Editions Sedes.

[2Otoo, K.N. and Osei-Boateng, C., 2014. “Défis des systèmes de protection sociale en Afrique ». Alternatives Sud Protection sociale au Sud Les défis d’un nouvel élan, 21, p.93.Volume 21-2014 / 1

[3CEA 2015. Rapport économique sur l’Afrique : L’industrialisation par le commerce. CEA, Addis-Abeba (Éthiopie).

[4CEA 2016. Rapport économique sur l’Afrique : le cadre macroéconomique de la transformation structurelle des économies africaines. CEA, Addis-Abeba (Éthiopie).

[5Beegle, Kathleen, Luc Christiaensen, Andrew Dabalen et Isis Gaddis. 2017. La pauvreté dans une Afrique en essor. Washington, DC : La Banque mondiale. DOI : 10.1596/978-1-4648-0965-1. Licence : Creative Commons Attribution CC BY 3.0 IGO

[6Kwabena Nyarko Otoo et Clara Osei-Boateng. ’Défis des systèmes de protection sociale en Afrique.’ Alternatives Sud Protection sociale au Sud Les défis d’un nouvel élan 21 (2014) : 93.

[7CEA 2015. Rapport économique sur l’Afrique : L’industrialisation par le commerce. CEA, Addis-Abeba (Éthiopie).

[8Agence française de développement (AFD). L’économie africaine 2021. La Découverte, 2021

[9Banque MONDIALE. Rapport 2020 sur la pauvreté et la prospérité partagée. 2021 . https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/34496/211602ovFR.pdf

[10Agence française de développement (AFD). L’économie africaine 2021. La Découverte, 2021

[11Les Conférences nationales désignent, en Afrique francophone, une période de transition démocratique ayant pris place dans les années 1990, et s’étant déroulée sous forme de conférences dans plusieurs anciennes colonies françaises et belges.

[13France info Paris dénonce les propos ’diffamatoires’ du chanteur Salif Keita qui accuse la France de financer les terroristes au Mali https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/societe-africaine/paris-denonce-les-propos-diffamatoires-du-chanteur-salif-keita-qui-accuse-la-france-de-financer-les-terroristes-au-mali_3708485.html

[14Pigeaud, F. (2015). France Côte d’Ivoire : une histoire tronquée, Vents d’ailleurs, 2015.

[15Deltombe, T., Domergue, M., & Tatsitsa, J. (2016). La guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique, La Découverte.

[16Survie Billets d’Afrique / 2015 / 249 - septembre 2015 Deby et le CFA, les Vérités du faussaire https://survie.org/billets-d-afrique/2015/249-septembre-2015/article/deby-et-le-cfa-les-verites-du-4996

[17Duchâtel, M. (2019). Géopolitique de la Chine : « Que sais-je ? » n° 4072. Que sais-je.

[18Bouba Nouhou, A. (2020). De nouvelles interactions avec l’Afrique. Dans : Bertrand Badie éd., Le Moyen-Orient et le monde : L’état du monde 2021 (pp. 152-157). Paris : La Découverte.

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