En fait, le journal qui a publié cette prose vert-de-gris s’appelle La Décroissance[1], et il ne se revendique pas de l’extrême droite, mais plutôt de la gauche et de la mouvance dite «altermondialiste». On peut d’ailleurs remarquer ici que cette mouvance a dû se battre pendant toute une décennie pour faire admettre par les journalistes qu’il fallait utiliser pour la désigner l’étiquette «altermondialiste» et non «anti-mondialisation», façon de prendre acte de son internationalisme viscéral et de son choix d’une autre mondialisation plutôt que du refus de la mondialisation. Peine perdue, car voici qu’un journal très en vogue dans ce milieu remet au goût du jour l’«antimondialisme», dans un encadré intitulé «La relocalisation contre le mondialisme».
Précisons toutefois dès le début de cet article qu’une formule telle que : «Osons le local sans les murs», ou d’autres passages de cet encadré, ne relèvent en rien d’une idéologie xénophobe et d’extrême-droite. La référence à l’extrême droite (ou à Proudhon par la suite) fait allusion à un discours passéiste omniprésent, et pas à une quelconque forme de xénophobie ou d’antisémitisme, qui sont évidemment totalement absents du discours décroissant. Mais il ne faut pas s’étonner si dans une fraction de l’extrême droite, celle qui s’abreuve à la pensée d’ Alain de Benoist et qui s’auto-qualifie d’«identitaire», on peut estimer que : «Le concept de décroissance déploie des idées plus qu’intéressantes et nombreuses d’entres-elles convergent avec les idées et les valeurs défendues par les identitaires. (…) l’axiome central et novateur de la décroissance, que partagent pleinement les identitaires, réside sans conteste dans la remise en cause du dogme progressiste.»[2]
L’objet de ce texte est donc de montrer, en parcourant le numéro de décembre du journal La Décroissance, que le dérapage sur l’«antimondialisme», qui peut provoquer un appel d’air vers l’extrême-droite, ne relève pas que de la maladresse, mais qu’il prend ses racines dans un mode de pensée que l’on peut qualifier d’authentiquement «réactionnaire». J’entends ici «réactionnaire» au sens propre du terme, à savoir une sorte de volonté de faire tourner la roue de l’histoire à l’envers, en expliquant à tout bout de champ que «c’était mieux avant»[3] et en dénonçant à longueur de colonnes les dangers du Progrès. Ces thématiques sont traditionnellement celles de la droite conservatrice de type pétainiste, et on ne laboure pas sans risques ces terres antimondialistes et traditionnalistes, même si c’est pour y cultiver de la Décroissance bio écocitoyenne… I
Voici donc, en piochant de-ci de-là , ce que l’on peut lire dans La Décroissance, en se limitant volontairement à ce numéro de décembre 2009. Je précise que j’ai naturellement choisi de mettre l’accent sur ce qui me hérisse le plus le poil. Dans le gloubiboulga qui constitue la pensée décroissante, chacun pourra éventuellement retrouver ses petits, et je peux partager par exemple un rejet du capitalisme, du gâchis et des inégalités qu’il engendre, ou encore une certaine apologie du calme et de la tranquillité. Je ne veux pas recopier ici tout le journal, il est disponible en kiosque, mais pointer tout ce qui selon moi construit une cohérence réactionnaire qui explique ce dérapage sur l’«antimondialisme».
C’était mieux avant, quand il n’y avait pas tout ce tout.
Plusieurs articles du numéro de décembre viennent illustrer la Une de saison, sur laquelle un Père Noël hilare vide dans la poubelle son sac de cadeaux (voiture, console de jeux, téléphone portable, ordinateur, avion, mais aussi montre ou verre de vin !), sous le titre «Trop de tout». Car c’est cela le fonds de commerce de la Décroissance globale : nous souffririons de produire trop de tout. De tout, vraiment ? D’armes ou de 4X4 pour citadins, très certainement. Mais ce «de tout» pour lequel les décroissants veulent aller vers le moins englobe donc aussi la nourriture, les transports en commun, les vélos, les livres, les appareils électro-ménagers, etc. ? Ceux qui un peu partout dans le monde sont privés de «presque tout» apprécieront.
Mais à ceux-ci, comme aux autres, La Décroissance propose la «simplicité volontaire». Ainsi, chaque mois le journal nous présente un portrait d’un de ces héros qui se prive volontairement. Ce mois-ci, page 7, c’est Jean-Yves qui s’y colle. Et Jean-Yves est quelqu’un de bien parce qu’«Il vit sans voiture, sans télévision,sans téléphone portable, sans… Sa richesse est celle de la relation et du don, sa force, celle de la liberté». Tin tin tin ! Jean-Yves, sculpteur de son état, nous dit gagner 350 euros par mois, mais c’est encore trop à son goût : «De toute façon, j’aimerais ne rien gagner du tout. Mon rêve serait de n’avoir aucun revenu, 0». Bon, mais comment il fait Jean-Yves ? Ben, en fait, des gens lui donnent des trucs, un copain l’emmène en camion pour récupérer son bois (car le camion, voyez-vous, ça peut quand même être utile à l’occase). En échange, Jean-Yves donne énormément. Il donne énormément de cours de sculpture (enfin, de «grattage sur bois», tient-il à préciser). Et comment s’intitule cet article à propos de Jean-Yves ? «Un précurseur» ? «Un modèle pour nous tous» ? «Un gars bien» ? Non. «Un prophète», plutôt, pour ne pas trahir cette empreinte de religiosité qui imbibe la Décroissance.
Si Jean-Yves est le praticien de la simplicité volontaire mis en avant ce mois-ci, Paul Ariès en est le théoricien systématique numéro après numéro. Paul Ariès est «politologue», c’est à dire qu’il est à la manière des chroniqueurs insupportables qui peuplent les médias un type qui n’est spécialiste de rien mais qui donne son avis sur tout, le plus souvent en brassant du vide. «Politologue», c’est en quelque sorte un genre de philosophe pompeux dont on comprendrait toujours ce qu’il dit. Et, ce mois-ci, Paul Ariès excelle encore une fois dans l’art de la politologie, dans son long papier intitulé «Besoin de rien envie de toi (Peter et Sloane, 1984)». Car Ariès semble avoir piqué le truc de son compère sociologue-philosophe Philippe Corcuff, qui aime citer dans la même phrase Merleau-Ponty et Alain Souchon[4].
Donc : on a «trop de tout» et de toute façon on a «besoin de rien». Car, sous le patronage de nos deux tourtereaux bêlant qui ont ensuite trahi la cause de la simplicité volontaire en chantant «C’est la vie de château avec toi», le maître à penser du journal élève le niveau et vise les cimes de la généralisation philosophique :
«Nous devons organiser l’éloge du vide face au constat du trop-plein. Le vide est en effet nécessaire en toute chose… L’invention du zéro a permis de penser le vide et de multiplier les constructions intellectuelles. Le silence est la mesure incontournable en musique. Toute croyance religieuse se bâtit également sur une relation à l’absence : dans le christianisme, c’est le tombeau du Christ ; dans l’Islam c’est la chaise vide qui rappelle que l’on attend le douzième Imam».
La démonstration mathématico-théologique est éblouissante, le lecteur en conviendra aisément. Qu’il sache que celle-ci fait partie du dernier paragraphe, intitulé «Éloge du vide», un titre-programme qui a des airs de mise en abyme, tant ce vide que revendique Paul Ariès décrit parfaitement le contenu de son argumentation. En ce sens, rarement auteur aura été aussi cohérent….
Évidemment, en conclusion, Paul Ariès ne rate pour rien au monde la tarte à la crème anthropologique des «sociétés traditionnelles qui avaient tout mieux compris que nous autres Modernes aliénés»[5]. Sans que l’on ne sache généralement, et en tout cas ici, quelles sont ces «sociétés traditionnelles», qui ne sont ni nommées ni situés dans le temps ou dans l’espace, ce qui permet de les amalgamer en une catégorie fourre-tout bien pratique et à qui l’on peut faire dire en gros ce que l’on veut : «Les sociétés traditionnelles acceptaient le vide avec sérénité car elles privilégiaient la cohésion sociale sur la concurrence. On ne craignait pas le vide car chacun avait la certitude d’occuper une place»
Effectivement, dans la société d’Ordres qui a existé «traditionnellement» en France sous l’Ancien Régime, par exemple, chacun savait très bien quelle était sa place et qu’il ne pourrait pas en bouger. C’était bien rassurant. Surtout pour les 2% qui constituaient la noblesse et le clergé et que les 98 autres % nourrissaient par leur travail.On se demande bien pourquoi ces imbéciles de gueux ont semé la zone en 1789-1793, alors que tout était pourtant si bien réglé. Sans doute étaient-ils aveuglés par les Lumières qui vantaient le progrès et le changement. Car la Décroissance n’aime pas le progrès, et s’en prend par exemple p. 4 à François Hollande qui, le salaud, défend ce que la décroissance appelle «le catéchisme de l’idéologie progressiste». La formule est belle et La Décroissance devrait essayer de la breveter, Benoît XVI voudra peut-être l’utiliser. En attendant, La Décroissance met tout le monde dans le même sac progressiste :
«Droite et gauche n’ont plus dans la tête que la perspective d’une société d’opulence même si, pour cela, il leur a fallu casser les cultures et les résistances populaires».
Il faudrait écrire un courrier au journal pour demander à Paul Ariès qu’il soit un peu plus explicite et qu’il n’hésite pas à révolutionner l’histoire sociale en nous citant plus précisément des exemples de ces «résistances populaires» à la perspective d’une «société d’opulence». J’ai beau être historien de formation et avoir un peu bossé sur les mouvements sociaux, je n’ai pas en tête d’images de manifs aux cris de : «Plus de liberté, moins de pain !» ou encore de grèves réclamant «moins de tout».
Mais nul doute que le politologue va nous sortir ça de sa besace….
C’était mieux avant, quand il n’y avait pas tous ces objets
Venons-en maintenant à quelque chose de moins spirituel et de plus concret. Car, Paul Ariès n’a pas peur de balancer des noms et de citer précisément la cause de notre malheur, de notre oppression.
Le grand capital ? Les religions ?
Mais, non, vous n’y êtes pas : «les objets».
«Ce»trop de tout«est d’abord celui des objets qui nous emprisonnent. Un chiffre : on estime qu’un logement moyen contient en moyenne 10 000 objets contre 300 au XIXe siècle.»
Oh putain, en voilà un chiffre qui fait peur ! 10 000 objets, ma bonne dame, mais où va-t-on ?
Oui, non, parce que c’est vrai qu’a priori, on serait tentés de répondre à Paul Ariès : «so what ?» En quoi est-ce là un truc qui «nous emprisonne» [rien que ça !] ? Là aussi, on voudrait savoir.